Co-construction du savoir : une nouvelle façon d’apprendre et d’enseigner
Contrairement à l’idée dominante qui assimile l’apprenant à une cruche vide qu’il suffirait de remplir, la recherche de pointe en éducation a depuis longtemps démontré que la participation active de l’apprenant était une condition fondamentale de l’acquisition effective d’un savoir.
Cette vision constructiviste de l’apprentissage – qui concentre son attention sur l’activité cognitive individuelle et les différentes façons de la stimuler – considère l’apprenant comme un sujet actif et préconise une véritable co-construction du savoir 1
Transmettre ou co-construire le savoir ?
Si l’on définit le savoir comme un ensemble de références acquises et partagées, on peut schématiquement distinguer deux façons de mettre en œuvre cette acquisition :
- soit par l’apprentissage frontal, c’est-à-dire une situation de communication à sens unique où le savoir du maître se transmet à l’ignorant passif qui le reçoit
- soit par la co-construction du savoir, c’est-à-dire une situation interactive où l’apprenant devient le sujet actif de son apprentissage.
L’apprentissage frontal
Il est demandé à l’apprenant de se trouver dans un état de réception de ce qu’il ignore – c’est-à-dire un état de concentration minimale qui lui permet de mémoriser ce qu’il apprend.
La co-construction du savoir
Il est demandé à l’apprenant d’intervenir
dans le processus d’acquisition,
quitte à devenir lui-même
l’auteur d’un savoir nouveau
Comme l’explique le psychologue Marcel Crahay, l’apprenant doit être au centre de son apprentissage, dans la mesure où il ne s’agit pas de remplir un cerveau, mais d’apprendre à penser : « L’éducation, ce n’est pas d’apprendre le maximum, de maximiser les résultats, mais c’est avant tout d’apprendre à apprendre, c’est d’apprendre à se développer, d’apprendre à continuer à se développer après l’école 2 ».
Par conséquent, pour que l’apprentissage soit effectif, il faut que les contenus de l’apprentissage fassent sens pour l’apprenant, c’est-à-dire qu’il faut être en capacité de susciter en lui l’envie d’apprendre. Dans le cas contraire, lorsque l’apprenant est considéré comme un simple récipient inerte du savoir, il ne sait pas quoi faire de ce qu’il sait et – la plupart du temps, il n’a même pas compris le sens des savoirs appris.
Pour illustrer cette situation, certains chercheurs ont notamment pris l’exemple de l’apprentissage de la langue française pour montrer l’inefficacité de la simple transmission passive. En effet, même lorsque l’apprenant a correctement mémorisé les règles en vigueur – de la grammaire et de l’orthographe –, il s’avère souvent incapable de transférer ses connaissances et de produire un texte lorsqu’il est placé en situation réelle d’écriture 3.
En somme, si l’on veut être en mesure de favoriser la co-construction des connaissances, deux conditions minimales sont requises :
- il faut à la fois tenir compte des connaissances antérieures, des prérequis de l’apprenant – qui n’arrive jamais vierge dans une situation d’apprentissage –,
- et il faut également que l’enseignant quitte sa posture de sachant pour accompagner l’apprenant et stimuler son désir d’apprendre.
Exemple de co-construction : la dictée corrigée
Concernant l’exemple du français, et plus spécifiquement la maîtrise de la langue où le travail en groupe n’est pas une évidence, les ateliers de négociation graphique mis au point par Haas et Lorrot (1996) au primaire sont très intéressants car ils permettent de donner du sens aux apprentissages et de susciter la réflexion des élèves en interaction.
Ces ateliers ont pour but de dépasser la passivité des enfants face à l’apprentissage de la grammaire et de l’orthographe.
L’activité se déroule en sous-groupe ou groupe classe, autour d’une dictée courte, d’une ou deux phrases. Chaque enfant écrit en gros caractères sa phrase et toutes les productions sont ensuite affichées au tableau. À partir de ce moment, la négociation entre en jeu : l’affichage au tableau permet aux enfants de confronter leurs représentations, d’argumenter leurs choix : un temps suffisant est d’abord laissé pour lire et comparer sans intervention de l’enseignant, puis les échanges et les réflexions des élèves entre eux sont menés sous le guidage de l’enseignant qui relance et anime le débat sans donner les réponses.
L’élève construit son savoir en interagissant avec les autres.
Ainsi les enfants expliquent, argumentent leurs choix pour, au final, parvenir à la bonne graphie de l’énoncé. Divers outils sont à leur disposition pour valider ou non les réponses apportées (dictionnaires, affichage dans la classe des conjugaisons, cahiers de leçons, etc.). L’élève construit son savoir en interagissant avec les autres.
Malheureusement, les modalités d’organisation pédagogiques qui favorisent les interactions entre élèves et la poursuite d’un but commun opératoire 4 ne sont pas le quotidien des élèves dans les établissements du secondaire. Pour preuve, les rapports d’inspection regrettent régulièrement la faible mise en activité des élèves, la rareté des activités pratiques même dans les disciplines scientifiques où la manipulation et l’expérimentation sont pourtant centrales (voir par exemple, le rapport de l’Inspection Générale n° 2007- 031). Ces constats ne sont toutefois pas à mettre sur le compte unique des enseignants, car les conditions d’enseignement 5 ne sont pas toujours favorables à la mise en place des pratiques préconisées.
Apprendre ou co-construire la culture ?
Selon Thomas Schumpp, spécialiste en vulgarisation scientifique, cette dichotomie entre l’apprentissage et la co-construction traverse l’ensemble du champ culturel, puisqu’il n’y a que deux façons d’acquérir un nouveau savoir : « Soit j’acquière une référence déjà existante chez l’autre. Soit je construis avec l’autre une nouvelle référence commune. Dans un cas, on peut parler d’apprentissage (ou de diffusion), dans l’autre on parlera de co-construction » 6.
Mais cette différence d’approche pédagogique n’affecte pas seulement le processus d’acquisition lui-même, elle affecte également le statut de la référence elle-même, qui est stable et rassurante en situation d’apprentissage passif, et qui est mouvante et inquiétante, en situation de co-construction : « du côté de l’apprentissage, les références sont stables et préexistantes, et quand elles évoluent, c’est très, très lentement. À l’inverse, de l’autre côté, du côté de la co-construction, les références sont extrêmement volatiles, fluctuantes, non-garanties, non-stables, car remises en cause en permanence » 7.
© Thomas Schumpp
D’un côté l’enseignement, de l’autre la Recherche ?
Si l’on applique cette dichotomie – transmission/co-construction – au champ de la connaissance scientifique, on peut dire que l’enseignement se situe du côté de l’apprentissage, tandis que la recherche – qui désigne un processus de réfutation et d’erreur surmontée – se situe du côté de la co-construction.
D’un côté, on trouve un ensemble de références stables et partagées par une majorité de la population et de l’autre, on trouve un ensemble de références instables partagées par une minorité de spécialistes.
D’ailleurs, si l’on admet que les enseignants et les chercheurs se trouvent chacun à l’une des extrémités de l’axe pédagogique, c’est sans doute dans le statut d’enseignant-chercheur qu’il faut chercher le point de jonction et l’acteur pivot capable d’effectuer la synthèse entre ces deux approches diamétralement opposées et complémentaires. Quel autre acteur serait en effet mieux placé pour vulgariser la recherche de pointe à l’intérieur de l’enseignement général ? « Cette double « casquette » implique qu’ils se retrouvent quelque part au milieu de l’axe et qu’ils sont alors bien placés pour jouer le rôle de passerelle. Dans l’exemple précédent d’une connaissance scientifique, ce sont donc bien les enseignants-chercheurs qui progressivement vont faire passer la connaissance du champ restreint de la recherche (et de la co-construction) vers celui plus large de l’enseignement supérieur (celui de l’apprentissage) » 8.
© Thomas Schumpp
Un nouveau critère d’évaluation des pratiques ?
En réalité, cette dichotomie entre l’apprentissage et la co-construction, c’est-à-dire entre la simple mémorisation d’une référence stable et la construction d’une nouvelle référence provisoire traverse l’ensemble du champ culturel et des méthodes associées de transmission.
De la même façon que le musée se situerait plutôt du côté de l’apprentissage, puisqu’il repose sur des références existantes et historiquement légitimées, la performance artistique se situerait davantage du côté de la co-construction, puisque la nouveauté absolue de la référence ou l’absence de référence elle-même sont constitutifs de la performance. Dans le même esprit, l’enseignement traditionnel – qui continue de privilégier des pédagogies unidirectionnelles – se situerait logiquement du côté de l’apprentissage, tandis que l’enseignement contemporain – qui privilégie des méthodes actives théorisées notamment par Pestalozzi, Freinet et Montessori – se situerait davantage du côté de la co-construction. De la même façon, l’animation socio-culturelle – qui a été largement influencée par les théories de l’émancipation populaire – se situerait également du côté de la co-construction. Cette dichotomie peut également servir à distinguer les travailleurs culturels suivant le type d’approche pédagogique utilisé.
Enfin, cet axe de lecture – apprentissage/co-construction – permet également de distinguer les offres culturelles en fonction de leur contenu, suivant que celui-ci est prédéfini d’avance ou co-construit. D’un côté de l’axe, on trouvera davantage de formes passives d’offre culturelle (cours, conférence, visite guidée), de l’autre, on trouvera des formes interactives et co-constructives (débats, café philosophique ou scientifique, expérimentations scientifiques) et au milieu, des formes hybrides qui conjuguent ces deux types d’approche (un médiateur de quartier, par exemple, ou un enseignant-chercheur qui utilise alternativement des formes passives et interactives de médiation).
Au final, conclut Thomas Schumpp, cet axe de lecture permet de modifier certaines compartimentations du savoir et de rapprocher des acteurs qui se croiraient spontanément éloignés dans leur fonction.
Alors, la co-construction du savoir ?
Dans le domaine du savoir et de l’acquisition des connaissances, la co-construction apparaît ainsi comme une nouvelle façon – plus impliquante et donc plus pertinente – d’apprendre.
Elle offre la possibilité d’envisager l’école au sens large comme un nouvel espace où l’apprenant serait désormais considéré comme le sujet actif de son apprentissage. Surtout, elle confirme l’idée que la motivation individuelle – c’est-à-dire la corrélation entre un projet et une satisfaction personnelle – sera toujours plus productive qu’une contrainte exercée et imposée de l’extérieur.
En préparant l’apprenant à interagir et à quitter une position strictement passive et infantile, la co-construction du savoir favorise la curiosité, l’initiative et la confiance. En tant que telle, elle constitue sans doute la meilleure façon d’apprendre à co-construire…
Emmanuel Nardon
Philosophe, écrivain, son travail de recherche se situe à l’intersection de la philosophie, de l’anthropologie et de la politique.
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Notes:
- Jean-Pierre Astolfi, Différentes visions de la construction, 1989 ↩
- Psychologie de l’Éducation, 1999. ↩
- Marie Nadeau, La réussite des accords grammaticaux au primaire, quel défi ?. ↩
- Les situations à but opératoire ou instrumental sont structurées et hiérarchisées ; elles permettent de définir les contenus d’une discipline (P. ARNAUD, Psychopédagogie des APS. Toulouse : Privat, 1985). ↩
- Différents éléments peuvent être cités comme les classes surchargées, les horaires réduits, les programmes denses mais aussi une gestion de groupe plus coûteuse quand il s’agit de différencier la pédagogie. ↩
- http://vulgaristom.blogspot.fr/2012/12/apprentissage-et-co-construction-un-axe.html ↩
- Ibid. ↩
- Ibid. ↩
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Merci pour cet article et la résonance avec les idées que j’ai pu mettre en avant sur le blog Vulgaris. J’ai réabordé ce sujet lors des journées ateliers « De l’école au Musée » organisées en janvier 2014 (http://www.uvsq.fr/de-l-ecole-au-musee-quelles-conceptions-des-savoirs-quels-modes-de-transmission–305161.kjsp) et qui devrait donner lieu à publication.
Cela m’a donné l’occasion de percevoir plus finement un écueil dans la compréhension de mon propos et que vous soulignez très justement « La co-construction du savoir : Il est demandé à l’apprenant d’intervenir dans le processus d’acquisition, quitte à devenir lui-même l’auteur d’un savoir nouveau ».
Pour ma part, je serais plus radical en considérant que cette différence entre la référence construite ou transmise n’est pas forcément à lier à la même différence sur les approches pédagogiques (on peut pédagogiquement co-construire une savoir pré-existant). Ma position est certainement due à l’étendue du champ que je me suis proposé d’analyser et qui dépasse de loin les seuls cadres pédagogiques. Or il s’avère que dans le champ pédagogique, mes interlocuteurs ont tendance à se positionner comme vous le faite mais sans toujours percevoir la nuance liée à la construction d’un savoir nouveau.
Cela les amène à mal comprendre la position que je donne à l’école sur cet axe, confondant co-construction pédagogique (sur la méthode) et co-construction de référence (sur les contenus).
Cette dichotomie n’est pas seulement pour l’apprentissage de l’élève. Elle va au delà,elle s’applique à toute situation interactive. Par exemple, un homme politique qui ne fournit aucun effort de se cultiver ou adopter des bonnes méthodes pour accéder à un poste et y évoluer ne sera pas un bon homme politique. Mais s’il s’investit, donne du sens et travaille pour; certes il s’adaptera plus vite. bref, il y a beaucoup de situations où cette dichotomie s’applique. je vous invite à penser entre l’épouse et l’époux dans du couple!